La justice contre les justes ?
Par Didier Fassin, président du Comede
Cette tribune a été initialement publiée le 10 février 2017 par Libération
Il y a quelques semaines, un ami qui est professeur de droit dans une grande université des Etats-Unis me raconta une anecdote tout à fait remarquable. Alors qu’à l’occasion d’une réunion scientifique, il évoquait l’histoire de sa famille avec un collègue, tous deux se rendirent compte que le père du premier et la mère du second, l’un et l’autre juifs, devaient à l’engagement courageux du même homme, Aristides de Sousa Mendes, d’avoir pu échapper à la répression du régime nazi.
En effet, au mois de juin 1940, alors que des dizaines de milliers de réfugiés fuyant l’arrivée de l’armée allemande se pressaient vers le Sud-Ouest pour tenter de passer en Espagne et rejoindre Lisbonne dans l’espoir de s’embarquer vers les Etats-Unis, Aristides de Sousa Mendes, Consul du Portugal à Bordeaux, émit quantité de visas, malgré l’interdiction du gouvernement du général Salazar. On estime à 30 000 le nombre de personnes auxquelles il permit de quitter la France, parmi lesquels 10 000 juifs, et ce alors même que le dictateur portugais l’avait démis de ses fonctions et placé sous surveillance avec une obligation de rapatriement. Sur le chemin du retour vers son pays, il aida encore plusieurs dizaines de réfugiés, que les douaniers espagnols venaient de refouler, à passer la frontière près d’Hendaye en usant de son autorité diplomatique.
Rentré au Portugal, il fut jugé pour avoir désobéi aux ordres de son gouvernement. Pour sa défense, il déclara: “C’était en effet mon but de sauver tous ces gens dont les souffrances étaient indescriptibles… Je ne pouvais pas les différencier car j’obéissais à une injonction humanitaire qui ne fait de distinction ni de race ni de nationalité.” Il fut condamné et destitué. Sa famille tomba en disgrâce. Aristides de Sousa Mendes mourut en 1954 dans la pauvreté et le déshonneur. Douze ans plus tard, le Mémorial Yad Vashem le reconnut comme “Juste parmi les nations”, mais il fallut encore plus d’une décennie pour que la République portugaise le réhabilitât, annulant toutes les charges qui avaient pesé sur lui. En 1995, une semaine d’hommage lui fut consacrée par son pays et le président Mario Soares déclara qu’il était “le plus grand héros portugais du vingtième siècle”.
Les parallèles historiques sont souvent approximatifs et je ne me hasarderai à comparer ni la France contemporaine avec la France défaite de 1940, ni le régime d’Antonio de Oliveira Salazar avec le pouvoir de François Hollande, ni les hauts-faits d’Aristides de Sousa Mendes avec les actes courageux de Cédric Herrou, accusé d’avoir facilité le franchissement de la frontière italienne à des hommes, des femmes et des adolescents originaires du continent africain qui avaient traversé la Méditerranée au péril de leur vie pour échapper à des situations souvent tragiques dans leur pays. Mais c’est bien au nom des mêmes valeurs d’entraide et d’une certaine conception de l’humanité que le consul portugais et l’agriculteur français ont fait acte de désobéissance civile, qu’ils ont permis à des réfugiés et des émigrés de traverser des frontières de manière illégale mais sûre, et qu’ils leur ont donné la chance de trouver un refuge sur des terres plus hospitalières. Et c’est malheureusement avec la même vision étroite de la loi, avec la même priorité donnée à la répression sur la compassion, avec le même acharnement à punir ce qui devrait être célébré que la justice de Lisbonne en 1941 et le parquet de Nice en 2017 ont poursuivi les deux hommes.
Quelque soit la décision du tribunal – et l’on peut encore espérer qu’il prononcera une relaxe comme il l’a fait au mois de janvier pour Pierre-Alain Mannoni accusé de faits semblables – il est clair que l’incrimination de Cédric Herrou procède avant tout d’une intention dissuasive. Il s’agit de décourager celles et ceux qui voudraient porter secours à des personnes fuyant la misère et la guerre. Alors que se multiplient les actions en justice pour « aide au séjour irrégulier » et que se développe en réponse le mouvement des « délinquants solidaires », l’État français affiche sa volonté d’empêcher que l’on porte assistance à ces étrangers, hier en danger dans leur pays, aujourd’hui menacé dans le nôtre. Il est pourtant des moments où la désobéissance civile est la seule voie possible pour des hommes et des femmes d’honneur. C’est le cas lorsque l’existence d’autres êtres humains est en jeu. Les deux universitaires qui découvraient la commune histoire de leurs parents en étaient, littéralement, la preuve vivante.