Brève d’Exil : une patiente « si résiliente »
Octobre 2024
Madame T., tout le monde la connaît au Comede. Des années qu’elle vient ici, faute d’une prise en charge adaptée dans le droit commun. Je la rencontre pour la première fois dans les couloirs du centre de santé. Alors c’est elle, qui offre des biscuits aux collègues malgré leurs efforts pour les refuser ?
Madame T. est suivie au Comede et à l’hôpital public. Les transports, les procédures, les médicaments et les couloirs qui n’en finissent plus, elle navigue là-dedans depuis des années. Rares sont les lieux et les professionnel.le.s qui acceptent de la soigner dans sa langue, avec ses multiples pathologies. Je me dis qu’elle a cinquante ans. En réalité, elle en a trente-huit. Des cernes, la fatigue et les maladies qui transparaissent malgré son sourire à toute épreuve. Quel est le terme à la mode déjà ? « Résilience » ?
Les Brèves d’exil portent témoignage des situations individuelles rencontrées par l’équipe pluridisciplinaire du Comede, dans le cadre des consultations et des permanences téléphoniques. Elles sont, à bien des égards, un indicateur de la condition des personnes exilées dans la société d’aujourd’hui.
J’accompagne Madame T. à l’un de ses rendez-vous à l’hôpital. Pas une fois elle n’a pu vraiment comprendre ses consultations car pas une fois la professeure qui suit son diabète n’a appelé d’interprète. C’est au Comede qu’on lui explique ensuite.
L’interprétariat professionnel, c’est un numéro financé par l’hôpital, accessible à toute heure et dont les interprètes sont spécialisé.e.s dans les questions médico-sociales. Vous imaginez, vous, si on vous expliquait dans une langue que vous ne comprenez pas comment mesurer votre taux de sucre ou fournir les bonnes courbes ? Evidemment, les résultats ne sont jamais bons et la professeure n’est jamais satisfaite. Mais Madame T. se rend aux rendez-vous, car elle sait qu’elle en a besoin pour vivre.
J’accompagne donc Madame T afin de proposer des solutions et faciliter le lien entre la professionnelle et sa patiente.
Nous commençons la consultation. Sans un mot, la professeure, peu commode, me fait entrer. Je me présente, elle me toise. Médiatrice en santé, ça n’a pas l’air de la convaincre. Madame T. a un problème avec son appareil. « Quel problème ? » Sa patiente ne peut pas lui expliquer, elle passe à autre chose. Agacée, elle trie les papiers et les courbes.
J‘explique que Madame a du mal à comprendre son traitement, arrive en fin de droits AME. Accepteriez-vous une synthèse ? Je donne une lettre rédigée par la médecin du Comede. Le silence de la professeure s’allonge, glaçant. Elle ne comprend pas la demande de simplifier le protocole. Je prends des pincettes. Nous aussi, au Comede, nous trouvons que le suivi de Madame est complexe, qu’un échange pour en discuter serait utile. Mais la professeure dit que ses patients sont tous « comme cela ». Madame T. n’a rien de spécial à ses yeux. Cela fait 25 ans qu’elle fait ce métier. Je propose d’appeler ma collègue médecin, à qui elle dit la même chose au téléphone. « Vous savez, la greffe de neurones, on ne sait pas faire ». J’ose à peine comprendre, la patiente est là et elle connaît quelques mots de français.
Déjà quinze minutes, son temps est écoulé. La professeure modifie l’ordonnance, ne laisse que des chiffres, dit que c’est au Comede de l’expliquer à Madame. En se levant, elle annonce qu’elle est en colère. En colère ?
J’étais prévenue, mais pas préparée à devoir témoigner du mépris et des insultes à peine dissimulés derrière un bureau bien rangé, par une professionnelle bien diplômée. En colère ? En colère contre quoi, contre qui, vous-même ? Essayez.
Finalement, c’est une professionnelle « peu commode », une patiente « résiliente ». Mais c’est faux. Ces mots dissimulent mal un système maltraitant et raciste qu’il faut continuer à combattre afin que tous et toutes aient les mêmes droits à la santé et à la dignité.
Toutes les Brèves d’Exil : ici